LES PERSIENNES/2

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Chère Véronique Ellena,

Vous me demandez de commenter l’une de vos photographies pour un groupe à venir. Vous prenez des risques car le médiateur, cerné par l’œuvre, l’artiste et le public, peut défendre un point de vue qui ne sera pas le vôtre.

Après votre remarquable série des « Invisibles » vue à Paris cet automne, j’étais impatient de découvrir vos dernières photographies réalisées en résidence dans votre ville natale de Bourg-en-Bresse.

J’ai choisi celle qui m’apparaissait la moins évidente à priori et j’ai dû la voir plusieurs fois pour l’approcher et peut être la comprendre.

Cette photographie titrée « les persiennes » est pour moi un clin d’œil à la peinture, un hommage à la photographie, et un acte plastique contemporain.

C’est l’image horizontale d’une façade de maison avec, côté droit, une fenêtre dont les persiennes sont fermées, et côté gauche, l’ombre portée d’un arbuste.

Les lamelles inclinées des persiennes permettent de protéger du soleil tout en laissant passer un peu de lumière. Elles permettent aussi de voir à l’extérieur sans être vu à l’intérieur.

Bruno Péquignot nous affirme qu’être médiateur c’est « dissiper les nuages qui obscurcissent notre rapport à la réalité et de permettre de voir ce qu’il y a à voir et qu’on ne voit pas immédiatement dans ce qu’on voit, dans ce qu’on regarde, dans ce qu’on observe »

Tout est composé de façon à ce que le blanc de la façade soit important et ce vide peut donner de la place à l’imagination. Dans ce grand fond, l’étroite fenêtre surlignée par l’ombre de l’encadrement en devient presque une meurtrière.

L’ombre portée de l’arbuste qui lèche le bord inférieur gauche de l’image intrigue et inquiète. Quelques-uns y voient des taches solaires, d’autres une radiographie.

Nous sommes en été et nous pouvons imaginer, derrière ces volets, la pièce sombre et un filet de lumière qui crée un effet d’optique.

Il faut alors évoquer la camera obscura utilisée hier par Léonard de Vinci et aujourd’hui par David Hockney, et bien d’autres artistes et scientifiques encore.

C’est l’ombre portée de l’arbuste, à la gauche de votre image, qui peut faire penser à cela. Cet arbuste projeté sur la façade nous dit qu’il l’est aussi à l’intérieur, sur le mur de la pièce obscure. Une fente peut laisser passer juste ce qu’il faut de lumière pour faire un sténopé.

Le risque est pris, avec le public, de faire une longue digression sur la camera obscura et le sténopé mais au fond nous restons dans le sujet.

Vous avez planté des aiguilles à tricoter dans les fentes des persiennes. On peut penser à des baguettes de mikado –c’est ce qui vient de suite à l’esprit du public- mais je me suis permis d’évoquer les flèches plantées dans les corps des Saint Sébastien de Mantegna et du Perugin exposés au musée du Louvre –ce qui a pour effet, à voir les regards des personnes qui sont face à moi, de surprendre, d’interroger ou d’éclairer-

Julia Kristeva nous engage à « être des donateurs de sens et des interprètes ».

J’ai appris que, derrière ces volets, il y avait votre chambre de jeune fille. Ce pavillon était celui de vos parents et les aiguilles installées sont comme celles utilisées par votre grand-mère. Vos parents disparus, vous quittez ces lieux et ça vaut bien un acte cathartique. Cette image aurait ainsi valeur thérapeutique.

Vous m’encouragez en évoquant cette période adolescente où vous vous déplaciez cheveux en crête avec un rat sur l’épaule.

J’ai maintenant l’impression d’avoir été plus enseignant que médiateur aussi je prends les devants en citant Alain Kerlan « la médiation a déjà pénétré l’éducation scolaire, et la plupart des innovations introduites dans le système éducatif relèvent plus du paradigme de la médiation que de la forme scolaire.

Le public, scolaire ou non, est appelé à avoir une autonomie de jugement esthétique –c’est l’un de mes objectifs en tout cas- mais il m’est toujours difficile de doser la part du discours et des échanges. Je sais que le public ne peut-être véritablement acteur que si je suis médiacteur et je vous renvoie à d’autres formes de médiation où l’objet peut avoir sa place. J’aurais aimé faire circuler une chambre noire ou un sténopé dans les mains et les yeux du public.

J’ai souvenir d’un colloque sur « L’art peut-il se passer de commentaire(s)? » au musée d’art contemporain du Val de Marne, où Philippe Sabourdin a terminé sa conférence par « Oui, l’art peut se passer de commentaire. Il vaudrait mieux, dans certains cas !»

Ceci dit et fait vos « persiennes » nous ont permis de revoir et refaire le monde et nous nous sommes quittés en nous rappelant cette belle maxime de Robert Filliou « l’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art ».

Artistiquement,

Joël Paubel

Véronique Ellena

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