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JOËL PAUBEL

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JOËL PAUBEL

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JOËL PAUBEL

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JOËL PAUBEL

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BÉATRICE MARTIN

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BÉATRICE MARTIN

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DIANE WATTEAU

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DIANE WATTEAU

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SANDRINE MORSILLO

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SANDRINE MORSILLO

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AGNÈS FOIRET

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AGNÈS FOIRET

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HERVÉ BACQUET

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HERVÉ BACQUET

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SABINE BOUCKAERT

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SABINE BOUCKAERT

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MARTINE VALENTIN

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MARTINE VALENTIN

Bonjour Joël,
Très belle idée d’ouvrir un espace d’enfermement…
Ci-joint en prime mon texte sur la notion de patrimoine.
Bien à toi,
François

LE PASSE N’EST PLUS CE QU’IL ETAIT

Sens et fonctions des pratiques contemporaines du patrimoine

Si la notion de patrimoine est d’un usage très répandu, ce n’est pas tout à fait en son sens premier. Dans le droit romain, le patrimoine (le patrimonium) désignait un ensemble de biens privés, des bâtiments, du mobilier, des terres… ; tandis qu’il fait très souvent référence aujourd’hui à la chose publique, c’est-à-dire à un intérêt commun[1]. En plus de cela, cette nouvelle acception ajoute à la dimension économique et pécuniaire une valeur d’une autre nature, esthétique ou éthique notamment. La dimension pécuniaire est évaluable par principe, mais à l’inverse, la valeur esthétique est incommensurable : elle définit une dignité, elle impose un respect sans condition.

Mais que ce soit au sens d’origine ou au sens actuel, privé ou public, mesurable ou non mesurable, un patrimoine n’existe que par un acte de transmission. Il se maintient – et s’accroît éventuellement – grâce aux liens noués entre les générations : il incarne une filiation. Admettons par conséquent que la notion qui nous intéresse ici s’applique à un ensemble de biens constitué à travers le temps et affecté d’une dimension spirituelle (ou culturelle en général) ; et que ces biens, déposés par la succession des ascendants et des descendants à l’intérieur d’un groupe quelconque, d’une nation par exemple, ou même de l’humanité toute entière, font l’objet de pratiques de conservation qui, en fin de compte, décrivent une histoire singulière.

1. LA PROTECTION DES MONUMENTS

Quand et comment ces pratiques de conservation se sont-elles formées ? Il est connu qu’elles apparaissent pendant la Révolution, lorsqu’on confisque les biens du clergé puis ceux des émigrés, et qu’on veut aussi supprimer les « trophées de la superstition » en détruisant des églises et des châteaux, en abattant des clochers et des tours, en décapitant des statues, etc. Et c’est pour endiguer ce « vandalisme », selon le terme qui a fait florès  – proposé par l’abbé Grégoire -, qu’on envisage les premières mesures destinées à protéger les monuments attaqués ou menacés. La Constituante crée une Commission des monuments, à laquelle est substituée en 1793 une Commission temporaire des arts, laquelle décide un premier inventaire de tous les « objets qui peuvent servir aux arts, aux sciences et à l’enseignement »[2] – mais sans résultats probants. Sous la monarchie de Juillet ensuite, en 1834, est installé à l’initiative de Guizot un Comité historique des arts et des monuments, puis, en 1837, une Commission des monuments historiques, à la tête de laquelle un Inspecteur général des monuments historiques reçoit mission d’identifier les édifices qui obtiendront le soutien de l’Etat. Cette fonction sera d’abord remplie par Mérimée, et en son sein seront planifiés les fameux travaux de restauration confiés à Viollet-le-Duc, à la basilique de Vézelay dès 1840, puis à la cathédrale Notre-Dame de Paris à partir de 1843.

Les mêmes décennies voient la naissance d’une série de musées susceptibles d’accueillir et diffuser les richesses léguées par l’histoire de l’art. Le musée du Louvre s’établit en 1793 ; un arrêté de 1801 adresse à 15 villes des collections de tableaux récupérés à Versailles ou au Louvre[3] ; et, au XIXe siècle, de nombreuses institutions de ce type, parfois bâties spécialement, ouvrent en province. De tels musées, qui sont aussi, ne l’oublions pas, des lieux d’apprentissages artistiques, et que soutiennent à ce titre certaines sociétés locales, seront enrichis tout au long du siècle. Le même esprit préside à la définition de Bibliothèque nationale en 1871 (anciennement bibliothèque du roi, elle était devenue Bibliothèque de la nation en 1790).

Un autre signe de l’attention portée au passé collectif tient dans la volonté d’offrir à l’admiration générale certaines figures de l’histoire nationale, intronisées sous le glorieux vocable des « grands hommes ». Depuis 1791, le Panthéon célèbre les héros dont il accueille les cendres[4] ; c’est dire que les commémorations profanes, patriotiques le plus souvent, formes plausibles d’un nouveau culte civil et laïc, ne datent pas d’aujourd’hui. En 1851, Auguste Comte leur accorde une place de choix dans son Système de politique positive[5]. En pratique cependant, les foules n’ont pas toujours été faciles à convaincre. Dans un passage des Mémoires d’outre-tombe, Chateaubriand, méditant sur le transfert des restes de Louis XVI et de Marie Antoinette à la nécropole royale de Saint–Denis, nous avertit en conclusion « que la loi est impuissante à créer des jours de souvenir, tandis que la religion a fait vivre d’âge en âge le sait le plus obscur ? »[6] – mais c’est ce que démentent nos célébrations du 11 novembre et du 8 mai.

Sautons par dessus les époques. Les cinquante dernières années ont vu l’extension des mêmes intérêts, et la montée de curiosités de plus en plus vives. En 1964, André Malraux, ministre de la culture, crée l’Inventaire général des richesses historiques et artistiques de la France. Après lui, en 1978, une nouvelle Direction du patrimoine modifie les attributions de ce ministère, désormais chargé de « préserver le patrimoine national, régional ou des divers groupes sociaux pour le profit commun de la collectivité toute entière ». En 1980, quand on organise une « année du patrimoine », trois évolutions sensibles se sont alors produites – au grand dam des auteurs qui, à l’instar de Pierre Nora, craignent que l’histoire nationale ne s’éparpille et se dissolve dans toutes sortes de mémoires identitaires – pour ne pas dire de souvenirs touristiques[7].

D’abord, la notion de patrimoine s’emploie bien en de ça des sphères de la haute culture : elle s’applique à des objets ordinaires, des produits de tous ordres, elle se tourne vers les métiers, les folklores, ou les coutumes. Ceci correspond  à l’objectivation anthropologique et ethnographique de la « culture », qui retient la diversité sans limite des univers sociaux et « populaires »  (voir le titre évocateur du recueil de Michel de Certeau : La culture au pluriel, 1974). Ensuite, logiquement, on s’intéresse aux propriétés des groupes limités, avec leurs spécificités géographiques, économiques, professionnelles, ou autres, ce dont témoigne la prédilection pour les « patrimoines régionaux », linguistiques par exemple. Dans la convention de l’UNESCO sur le « patrimoine culturel immatériel », il est édicté que celui-ci hérite des traits « que les communautés, les groupes et, le cas échéant, les individus reconnaissent comme faisant partie de leur patrimoine culturel » (2003)[8]. Enfin, la notion de patrimoine saisit la nature elle-même, les réalités du monde biologique ou physique, les paysages et les ressources, durables ou non renouvelables, tout ce qui compose les milieux vitaux de l’humanité, tout ce qui agit sur l’humanité ou sur quoi l’humanité peut agir. Du même UNESCO provient la catégorie qui synthétise ces évolutions, celle de « patrimoine mondial », qu’énonce en 1972 la Convention pour la protection du patrimoine mondial culturel et naturel. Adoptée par 153 Etats, cette charte a permis de recenser à l’heure actuelle 936 « biens »,  que le « Comité du patrimoine mondial considère comme ayant une valeur universelle  exceptionnelle ». Ainsi parvient-on à l’idée, controversée du reste, de ce « patrimoine culturel immatériel », l’« intangible cultural heritage » (une première journée sur ce thème a été organisée en France en 2004), où la gastronomie française voisine avec la médecine chinoise, le Ballet royal du Cambodge, le Fado portugais ou le carnaval d’Alost, en Belgique.

2. LA RESTITUTION DU PASSE

Sous la monarchie de Juillet, tandis que, dans l’enseignement secondaire, l’autonomisation de la discipline historique est engagée par la création d’une agrégation (en 1830), la mise en place des supports documentaires des études historiques se poursuit. Guizot, qui a réorganisé l’école des chartes (le Cabinet des chartes avait été institué en 1763 –  et la création des Archives nationales date de 1794), contribue à la création de la Société de l’histoire de France, vouée à publier des documents originaux. Trente volumes de la  Collection des mémoires relatifs à l’histoire de France depuis la fondation de la monarchie française jusqu’au XIIIe siècle, sont publiés entre 1825 et 1835 –  peu après une Collection complète des Mémoires relatifs à l’histoire de France depuis le règne de Philippe Auguste jusqu’au commencement du VIIe siècle…, qui fait paraître cinquante-deux volumes entre 1819 et 1826[9].

A côté de la protection des monuments, les pratiques de restitution narrative sont donc une seconde modalité de conservation du passé, aussi évidente que la première. Relève d’abord de cette catégorie le roman historique, auquel se sont consacrés les plus  prestigieux auteurs – Hugo, Vigny, Balzac ou, bien sûr, Alexandre Dumas père – après l’Ecossais Walter Scott, dont le Quentin Durward, de 1823, et son Ivanhoe, de 1819, soulevèrent un véritable enthousiasme en France.

Le genre historique proprement dit s’impose grâce aux auteurs de la même période romantique : Augustin Thierry, Prosper de Barante, Auguste Mignet, Guizot, et un peu plus tard Tocqueville ou Michelet. Le récit à intention véridique ou « scientifique », qui fait valoir l’authenticité des sources, et qui admet des procédures aptes à satisfaire cette exigence, est bien plus ancien. Son essor commence au XVIIe siècle, avec les travaux des érudits, en particulier Mabillon et les bénédictins de la congrégation de Saint-Maur. Un autre genre, dont Henri de Boulainvilliers est un représentant typique, s’affirme entre la fin du siècle et le début du suivant. C’est une sorte de « discours historico-politique », comme disait Foucault, plus attentif au destin de l’aristocratie en général et à ses entreprises guerrières[10]. Mais l’important est qu’au XVIIIe siècle l’historiographie savante promeut une nouvelle interrogation, qui se cristallise au XIXe. Ce discours marque l’abandon du providentialisme à la Bossuet (voir le Discours sur l’histoire universelle, de 1682). A la place d’une vision cyclique du temps, où s’enchaînent origine par décret divin, chute, puis rédemption et retour aux origines, en sorte que le régime monarchique est censé traduire une perfection que l’histoire réelle finit toujours par rejoindre au terme de ses avatars, tyranniques ou autres, à la place de ce discours de justification de l’absolutisme donc, se répand une approche à la Voltaire. C’est le point de vue d’une « histoire des hommes » (Nouvelles considérations sur l’histoire, 1744 ; voir aussi Le siècle de Louis XIV, 1751 ; et l’Essai sur les mœurs, 1756)[11], qui cherche à saisir le  mouvement général du progrès des peuples, de leurs institutions, de leurs mœurs, etc. Voltaire, qui écrit aussi l’article « Histoire » de l’Encyclopédie, réclame le respect des faits et il refuse toute forme d’allégeance à une tradition religieuse. Ceci l’engage à une épreuve de certitude, pourrait-on dire, qui le mène à explorer une grande diversité de sources, des rapports diplomatiques, des documents émanés des institutions (dans les domaines de la justice, des finances, des sciences, etc.), sans négliger de visiter les peuples étrangers, Turcs, Perses, Mongols, Chinois, Japonais (toute l’époque se passionne pour les voyages lointains et la rencontre avec les populations exotiques[12]). La même remarque vaut pour Montesquieu et ses Considérations  sur les causes de la grandeur des romains et de leur décadence, 1734 ; ou pour Turgot, avec son discours du 11 décembre 1750 « aux sorbonniques », intitulé Tableau philosophique des progrès successifs de l’esprit humain ; et pour d’autres encore : Fontenelle, Morelly, Du Bos, à commencer, au début de la période, par Boulainvilliers[13].

Cette perspective d’histoire laïcisée, qui n’attache plus la vérité dont elle est porteuse à l’autorité d’un dogme ou de ceux qui sont habilités à l’exposer et le certifier, est encore approfondie après la Révolution, et en partie à cause d’elle. Définitivement, l’histoire dite romantique se dégage d’un schéma biblique. Affranchie d’une vision téléologique, elle ne représente plus le temps comme un milieu homogène de marche vers une fin inscrite dans une origine transcendante et immémoriale. Le regard se détourne de l’imperium royal, il se décentre de la personne du monarque, qu’on n’assimile plus à un décret divin, en reléguant du même coup les travaux associés des historiographes, des chroniqueurs et des mémorialistes. Surgit au devant de la scène un tout autre sujet : le peuple, la « race », la Nation. Voltaire disait déjà, dans une lettre à d’Argenson de 1740 : « On n’a fait que l’histoire des rois, mais on n’a point fait celle des nations ». Au XIXe siècle, la nation est appréciée en acteur du progrès, un acteur collectif qui a des modes d’être vérifiables, des commencements et des développements datables, mémorables en un mot. C’est ainsi qu’en parle Michelet dans son entreprise non pas seulement de restitution mais de « résurrection du passé » – disait-il (sa célèbre Histoire de France, est publiée de 1857 à 1862), faisant écho à Augustin Thierry  – dont les Lettres sur l’histoire de France sont publiées en 1820 dans le Courrier français, et dont l’Histoire de la conquête de l’Angleterre par les normands, de 1825, résume toute l’histoire de l’Europe à la lutte d’une « race » autochtone décidée à défendre son unité naturelle contre les envahisseurs étrangers, en associant au besoin des classes primitivement opposées[14].

3. LE CONCEPT DE CIVILISATION

Pour l’essentiel, les pratiques et les thématiques de la conservation, aussi bien la protection des monuments que la restitution narrative du passé, sont structurées par un concept nouveau, l’une des inventions conceptuelles majeures du siècle des Lumières, la civilisation. Probablement apporté  par  les économistes – peut-être Mirabeau, le père du révolutionnaire, dans L’ami des hommes, texte de 1750 -, ce concept fournit un schéma de compréhension des sociétés et de leur histoire. Il valide la dynamique du progrès, en décrivant l’amélioration des mœurs, le perfectionnement des gouvernements, des institutions et des lois dans le courant qui doit entraîner tout les peuples, quoiqu’ à des rythmes et à des degrés divers. Ce n’est donc pas encore la notion objectivée à la fin du XIXe siècle dans la multiplicité différenciatrice que déclineront les sciences sociales selon les peuples et les époques, ce qui donnera le pluriel des civilisations. Prenons une fois encore Guizot pour un repère central : il dispense à la Sorbonne un cours – interdit en 1822 et repris en 1828 -, qu’il intitule justement, après coup, Cours d’histoire moderne. Histoire générale de la civilisation en Europe, 1828 ; et Histoire de la civilisation en France, 1829. En 1824, la même notion occupe la réflexion historique d’Auguste Comte, et elle figure dans son Plan des travaux scientifiques nécessaires pour réorganiser la société[15].

C’est le concept de civilisation qui donne sens au récit du passé que recèlent les deux registres de pratiques distingués plus haut, lesquels, constitués  par cette référence, véhiculent et amplifient la nouvelle sensibilité aux biens culturels[16]. La notion de patrimoine concentre toutes ces déterminations. Un remarquable ouvrage, parfait en son genre, a thématisé cette sensibilité à la fin du XVIIIe siècle, celui de Volney, Les ruines, ou Méditation sur les révolutions des empires, de 1791. Mais on pourrait lire dans la même optique le fameux texte de Diderot sur un tableau d’Hubert Robert. Avec Volney, la ruine n’est plus seulement un vestige familier objet de contemplation, comme dans l’esthétique issue de la Renaissance[17] ; c’est une révélation de l’histoire sans retour, le témoin de la temporalité qui emporte les œuvres humaines, peu à peu délaissées et repoussées dans le silence. Volney, chargé du cours d’histoire à l’Ecole normale créée en 1794. Il a voyagé en Egypte et en Syrie de 1783 à 1785 ; et son livre, qui est dans la bibliothèque de Bonaparte en partance pour l’Egypte, connaîtra un immense succès, y compris international, autour de 1800.

L’idée et l’idéal de la civilisation problématisent les pratiques de conservation du passé sur les deux registres de la protection et de la restitution où l’on célèbre le meilleur des arts, des sciences, des techniques et des langages qui signent le génie d’un peuple et son destin. Cet idéal structure encore notre vision moderne du patrimoine, à la fois sur le registre de la protection, où un patrimoine réunit et transmet au cours du temps les œuvres humaines que menace le temps lui-même ; et sur le registre de la restitution, où le patrimoine produit un récit qui nous relie à nos prédécesseurs, avec lesquels nous formons le même peuple, la même « race », la même nation (Comte a très bien représenté cette dernière notion par l’expression de « continuité successive ») ;  si bien que ces œuvres et ce récit doivent être mises à portée de tous, dans l’espace public des musées et des bibliothèques, derrière des vitrines ou dans des recueils qui les rappellent pour toujours à nos mémoires et les rendent disponibles pour nos célébrations.

Résultat ou dépôt précieux, plus ou moins sacré, d’une civilisation, un patrimoine manifeste donc la réalité d’un esprit, ou mieux, sa réalisation, de génération en génération. Dans ces héritages qui nous unissent à nos ascendants et à nos descendants, ce qui nous émeut, c’est l’activité incessante de l’esprit, le nôtre : l’esprit de ce peuple, de cette « race », de cette nation, dans ses diverses incarnations. Honorer les œuvres de culture (et certaines œuvres de la nature), c’est valoriser l’esprit humain lui-même. Autant qu’à l’ouvrage de Volney, on doit songer ici à celui de Condorcet, en qui Comte n’a cessé de reconnaître sa dette, l’Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain  (1794). Ceci éclaire la définition de ce « patrimoine culturel immatériel » qui, en intégrant la totalité mondiale des inspirations populaires, conjoint l’esprit (qu’on représente dans l’« immatériel »), à l’universel de l’humanité.

Cette configuration appartient à la culture morale qui spécifie l’époque moderne au moins depuis le XVIIIe siècle. La notion de patrimoine est un autre vecteur des références laïques à l’Humanité (Condorcet utilise de préférence la formule « espèce humaine »), dont la traduction la plus frappante, mais c’est loin d’être la seule, tient, bien sûr, dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Aujourd’hui, certaines instances internationales protègent les patrimoines, tandis que d’autres instances, tout aussi internationales, à savoir des cours de justice, poursuivent et punissent les « crimes contre l’humanité ».

Ceci explique pourquoi la notion de patrimoine, on vient de l’indiquer, englobe finalement l’ensemble illimité des œuvres de culture, des plus modestes aux plus éclatantes, des plus ordinaires aux plus exceptionnelles. Le Dictionnaire de la langue française, de Littré, mentionne en 1866 l’acception « patrimoine scientifique ». Plus tard, la littérature est saisie à son tour, par le truchement, entre autres, de l’histoire littéraire à destination des étudiants, et de son promoteur, Gustave Lanson. Dans une préface de son Histoire illustrée de la littérature française (1923), les éditeurs annoncent qu’après les épreuves victorieuses de la guerre, alors que commence une nouvelle période pour la France, « il importe de faire l’inventaire de son patrimoine », étant entendu que sa littérature est, « parmi ses richesses, la plus précieuse peut-être… »[18]. Auparavant, à l’âge classique, lorsque les langues et les auteurs de l’antiquité régnaient, avec la rhétorique, sur l’enseignement des collèges, point n’était besoin d’un appui sur ce qui eût pu être de l’ordre d’un patrimoine, puisque ce passé de perfection parlait encore au présent : il fallait juste l’imiter.

4. PATRIMOINE ET CONSCIENCE HISTORIQUE

Si un patrimoine, quel qu’il soit, naturel ou culturel et, dans ce dernier cas, artistique, industriel, folklorique, etc., raconte, résume ou suggère une histoire, ou plutôt notre histoire, s’il évoque toujours, peu ou prou, notre passé (qui sans doute nous séduit) et notre avenir (qui peut-être nous inquiète), c’est  qu’il procède d’une forme nouvelle de conscience historique. Avant Dilthey, et bien avant Raymond Aron qui le commente, la formule se trouve chez Hegel. Pour nous, elle désigne l’attitude réflexive que requiert, singulièrement à l’époque moderne, « l’examen et la révision constantes des pratiques sociales » permettant le contrôle de l’action collective[19]. L’engouement pour les patrimoines, la prédilection pour les pratiques de protection et de restitution du passé, sont l’expression privilégiée de cette conscience que stimulent nos sociétés dès lors qu’elles se savent soumises à un devenir, à un temps irréversible, bref, lorsqu’elles affrontent et assument leur condition générale d’historicité sans transcendance.

Ces constats permettent de saisir les croyances associées à la notion de patrimoine, comme manifestation de la conscience historique des individus et des sociétés de notre époque. Deux thématiques sont facilement reconnaissables sur ce plan.

Premièrement, un patrimoine nous livre une image de nous–mêmes comme responsables de notre histoire. Nous –  un ou des peuples, une ou des « races » (pour emprunter une fois encore le langage des historiens du XIXe siècle), une ou des nations, ou encore l’humanité -, nous sommes les acteurs de la civilisation, les auteurs des œuvres de l’esprit. Par différence avec un récit relatif aux actes d’un roi, aux décrets d’une caste de prêtres ou d’autres médiateurs de la volonté divine, l’idée et les pratiques du patrimoine nous inscrivent dans une histoire dont nous sommes titulaires, et durant laquelle notre salut éventuel ne sera que le résultat de nos décisions et de nos actions, avec le compte fait de nos plaisirs et de nos souffrances, de nos ambitions et de nos déceptions, plus ou moins dirigées par des circonstances heureuses ou malheureuses.

Secondement, dans la forme, cette histoire dont nous sommes le sujet n’enferme pas sa trajectoire  dans une dialectique du changement et de la permanence. Elle est accomplie sur le mode d’une aventure inédite, une conquête qui peut se changer en défaite, une acquisition qui peut se solder par une déperdition ou une dégradation (voir Volney). A l’inverse d’une pensée de la chute ou de l’offense à une loi transcendante, ce qui est pris dans le devenir immanent, entraîné par un effort de civilisation, peut être accumulé et conservé autant qu’anéanti. L’histoire des sociétés connaît des ruptures, mais dans un cours du temps qui n’obéit pas à un plan préétabli : ce temps irréversible est illimité et, surtout, il demeure incertain[20].

C’est pourquoi le désir « patrimonial » de conservation et de restitution se transpose facilement du collectif à l’individuel, au biographique et à l’autobiographique. C’est la même conscience qui s’applique tantôt à l’existence de tous, tantôt à celle de chacun. Même conscience d’un trajet dont nous sommes les créateurs, et dont le récit nous révèle après coup  le tour original qu’il a pris et que nulle providence n’a guidée : un patrimoine personnel de souvenirs, de réussites et d’échecs.

La passion des patrimoines actualise une capacité de jugement sur nous-mêmes, sur notre société et son devenir. Bien sûr, toutes les choses du monde conservées, protégées ou racontées ici ou là, de l’édifice le plus notoire au texte le plus enfoui, du plus fastueux des palais au plus humble des villages, décrivent peu ou prou des comptes positifs et des acquis radieux. Rien qui ne trouble ou fâche l’amateur. Il faut donc chercher ailleurs les bilans pénibles, la pensée consternée de nos honteux désastres. Or c’est précisément ce à quoi nous invite le « devoir de mémoire ». Cette injonction, en effet, appliquée aux grandes catastrophes humaines du dernier siècle et à leurs innombrables victimes, est la réciproque des passions patrimoniales. On ne sache pas que les vestiges des camps de déportés, les barbelés ou les fers des suppliciés, les instruments de torture et de mise à mort, réunis dans tel ou tel musée, se présentent comme patrimoine… Et on ne constate pas dans l’autre sens que nos petits musées du dimanche mettent sous le regard des visiteurs les traces rebutantes des horreurs criminelles de notre passé proche ou lointain (à quelques exceptions près, mais toujours réjouissantes, au fond[21]).  Pourtant, ce sont bien les deux versants de notre capacité de jugement et de la conscience historique qui la constitue, deux versants solidaires, le positif et le négatif, propres à la condition réflexive, augmentée, qui est la notre à l’époque contemporaine.

Mais si notre conscience historique est conscience du passé, c’est d’un passé qui se tient – et que nous maintenons – à bonne distance de nous. Ce n’est  pas le passé des traditions, des ancêtres et des héros : il n’est plus source de normes. Ce que nos prédécesseurs nous ont transmis, les biens de culture que nous vénérons, ne nous disent ni ce que nous devons penser ni ce que nous pouvons faire. L’histoire que racontent les patrimoines est  une histoire fossile, et de là vient l’intérêt qu’elle revêt à nos yeux, paradoxalement[22]. Car c’est l’avenir qui nous appelle, mais sans être tracé bien droit devant nous, contraignant chaque génération à revoir nos modes d’être et à reprendre nos lois. Décidément, le passé n’est plus ce qu’il était.

On comprendra en outre l’orientation de cette capacité de jugement si l’on prête attention à l’idée de « patrimoine commun de l’humanité », apparue à propos de la conférence sur le droit de la mer en 1967. Le commun étendu à l’humanité entière (c’est toujours la référence laïque issue du XVIIIe  siècle), nous met dans une position de solidarité sans frontière, ni de temps, avec les générations futures (d’où le credo de l’écologie politique), ni d’espace, avec toutes les nations et les civilisations existantes. En d’autres termes, ce commun, qui court du vaste monde à nos bonnes villes de province, ne nous incite pas à juger de nous mêmes ou des autres en fonction d’une appartenance exclusive, jalouse de ses principes et de ses valeurs, contrairement à ce qu’il se passe avec les traditions, qui sont par principes ancrées dans une société, enracinées dans une population et une terre. De même que le passé ne dicte pas de normes, le commun n’oblige pas à résider dans un groupe fermé. Il ne délivre pas d’identité définitive.

François JACQUET-FRANCILLON

professeur émérite,

Université Charles-de-Gaulle Lille3



[1]Voir André Chastel, « Le patrimoine », in Pierre Nora, dir., Lieux de mémoire, II,  La Nation, vol. 2, Paris, Gallimard, 1986. Et P. Nora, « L’explosion du patrimoine », in Présent, nation, mémoire, Paris, Gallimard, 2010.

[2]Cité par Dominique Poulot, Musée, nation, patrimoine, 1789-1815, Paris, Gallimard, 1997, p. 130. Voir du même : Une histoire des musées en France, XVIII-XXe   siècle, Paris, La découverte, 2005.

[3]Voir Edouard Pommier, « Naissance des musées de province », in Lieux de mémoire, dir. P. Nora, II, La nation, vol. 2, Paris, Gallimard, 1986.

[4]J.-C. Bonnet, Naissance du panthéon. Essai sur le  culte des grands hommes, Paris, Fayard, 1998; et Edouard Pommier, « Naissance des musées de province », in Lieux de mémoire, dir. P. Nora, II, La nation, vol. 2, Paris, Gallimard, 1986.

[5]Auguste Comte, en 1852 : Calendrier positiviste ou Système général de commémoration publique….

[6]Chateaubriand, Mémoires d’Outre-Tombe (1849), Livre vingt-deuxième, chapitre 25.

[7]Voir les articles de P. Nora, « L’explosion du patrimoine », loc. cit. ; et surtout, « L’ère de la commémoration », in Lieux de mémoire,  III, Les France, vol. 2, Paris, Gallimard, 1992 ; ainsi que François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris,  Seuil, Points, 2012 [2003].

[8]Voir Frédéric Maguet, « L’image des communautés dans l’espace public », in Le patrimoine culturel immatériel. Enjeux d’une nouvelle catégorie, dir. Chiara Bortoletto,  Paris, Editions de la Maison des sciences de l’homme, 2011, p. 48 et suiv.

[9]Laurent Theis, « Guizot et les institutions de mémoire », in Lieux de mémoire, dir. P. Nora, II La Nation, vol. 2, Paris, Gallimard, 1986.

[10] Foucault, « IL faut défendre la société ». Cours au Collège de France, 1976, Paris, Gallimard-Le Seuil, 1997.  De Boulainvilliers, voir l’Histoire de l’ancien gouvernement de la France (1727). L’aristocratie est entendue comme issue d’une race supérieure.

[11]Jean.-Marie Goulemot et Jean-Pierre Guicciardi « Histoire, historiographie, politique et Lumières », in Histoire littéraire de la France,  t. 6, dir. M. Duchet et J.-M. Goulemot, Paris,  Editions sociales, 1976. L’importance de Voltaire dans le déclenchement de ce mouvement est bien soulignée par Cassirer dans Le siècle des Lumières, Paris, Fayard 1970 [1932], p. 210 et p. 223 et suiv.

[12]Exemple : l’Abbé Prévost, Histoire générale des voyages, 16 vol. Jusqu’en 1761 ; ou l’abbé Raynal, Histoire des deux Indes, 10 vol. 1770. Voir à ce sujet l’ouvrage classique de Michèle Duchet, Anthropologie et histoire au siècle des Lumières, Paris, Albin Michel, 1995 [1971].

[13]C’est aussi l’époque de Montucla, Histoire des mathématiques, 1758, qui raconte une histoire des progrès et des erreurs de l’esprit humain, histoire dont les héros sont désormais les savants. Voir aussi sur ces questions, M. de Certeau, L’écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975, p. 14.

[14]On trouvera un bon résumé de ce mouvement dans Hayden White, « L’historiographie romantique », in De la littérature française, dir. D. Hollier, Paris, Bordas, 1993, pp. 597-602.

[15]Auguste Comte, texte repris dans le t. IV du Système de politique positive, 1854 ; voir p. 86.

[16]Je passe sur la divergence entre les penseurs français et les allemands sur ce sujet. En Allemagne, au XIXe siècle, on préfère la culture à la civilisation, pour désigner un  mouvement de l’intériorité vers un idéal, qui suppose, .en outre, un peuple enraciné (donc une terre).

[17]Exemple, chap. II, p. 175 de l’éd. Corpus, Paris, Fayard, 1989, alors que le narrateur se trouve en Syrie, à Palmyre : « Oui ! ces lieux maintenant si déserts, jadis une multitude vivante animait leur enceinte ; une foule active circulait dans ces routes aujourd’hui solitaires… ». Sur Volney voir Roland Mortier, La poétique des ruines en France. Ses origines, ses variations de la Renaissance à Victor Hugo, Genève, Droz, 1974.

[18]Préface des éditeurs à : Gustave Lanson, Histoire illustrée de la littérature française, 2 t. Paris,  Hachette, 1923 (après l’Histoire de la littérature française, de 1894), p. 1. Sur Lanson, voir l’article d’Antoine Compagnon, « La littérature à l’école », dans D. Hollier, dir., De la littérature française, op. cit., pp. 768-772.

[19]Antony Giddens, Les conséquences de la modernité, Paris, L’Harmattan, 1994 [1990], p. 45.

[20]On pense à Hannah Arendt, qui parle de « La grande peur de l’oubli qui suivit immédiatement les Lumières au XVIIIe siècle et qui persista durant tout le XIXe… ». C’est  un article de 1947, traduit sous le titre « Créer un milieu culturel », in La tradition cachée. Le Juif comme paria, Paris, Christian Bourgeois, 1993, récemment republié dans un recueil intitulé Ecrits juifs, Paris, Fayard, 2011, p. 172.

[21]Je pense au Musée de la Justice et des châtiments qui ouvrit un temps (de 1992 à 1998), à Fontaine-de-Vaucluse, où l’on pouvait admirer une guillotine et, si l’on avait un peu de cran, une tête humaine tranchée, conservée dans un bocal de formol. Ce musée a fermé, faute de visiteurs, paraît-il.

[22]Pour comprendre le dédain de certains historiens actuels, on peut se rapporter à l’expression quelque peu triviale de P. Nora, qui parle d’une « ruée vers le passé », in « L’ère des commémorations », loc. cit., p. 996.

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